Un peu d’histoire
L'ultime restaurant hongrois de Paris est à Montmartre!
Depuis un siècle, un âne boit des pintes en se versant du paprika sur le front afin de le faire rougeoyer
En 1871, suite à la répression sanglante de la Commune de Paris, une circulaire du ministère de l’Intérieur invite les préfets à limiter le nombre de cabarets. Les étudiants du Quartier latin sont soumis à une surveillance incessante et les bistrots grouillent d’indicateurs. Cette nouvelle bohème chantante se divise en groupuscules pittoresques, comme les Hirsutes, les Fumistes ou autres Zutistes. Les plus célèbres de ces hurluberlus sont les Hydropathes (littéralement « ceux qui n’aiment pas l’eau »), menés par un menteur tonitruant à barbe drue, Émile Goudeau. C’est une véritable avant-garde littéraire et artistique qui naît vers 1878 au fil de colossales agapes bachiques. Bientôt, les bistrots latins leur refusent l’entrée et se retournent vers la maréchaussée. Or, sans ivresse, point de salut. Les vers sont tristes, les palettes s’écaillent et Verlaine dépérit.
Alors c’est l’exode. Lassée du Quartier latin tant pour ses prix qu’à cause des interdits qui en corsètent le rire, la jeunesse plus ou moins artiste se lance à l’assaut de territoires vierges, au nord de la capitale, au-delà de l’opulence des Grands boulevards et même de la célèbre Brasserie des Martyrs, tout au bas de la rue.
Cette migration est restée célèbre pour être à l’origine du Montmartre mythique… Ce que l’on sait moins, c’est que cet exil montmartrois se fait sur le trajet de l’omnibus Pigalle-Halle aux vins, le « Pigallovin » comme on le surnomme alors. La voiture est prise d’assaut par des bandes joyeuses qui la transforment, le temps du trajet, en un tourbillon de chansons et d’interpellations de passants courroucés. Les chenapans s’arrêtent à l’avant-dernière station. Non loin de là, s’ouvre opportunément un bistrot microscopique dans un ancien bureau de poste. Le patron, un nommé Laplace, a une idée de génie : il veut monter un cabaret à thème, du genre médiéval, avec boucliers aux murs, chopes en étain et déguisements pour les habitués, afin de satisfaire sa passion pour François Villon. Le décor de bric et de broc est fourni par un concierge de la rue Bochart de Saron qui travaille à la manufacture des Gobelins.
Au mur, des toiles d’André Gill. L’enseigne porte le nom « À la Grande Pinte », mais tout le monde dit : « On va chez Laplace ! ». Les anciens Hydropathes se ruent en effet littéralement sur l’étroit boyau qu’ils investissent en conquistadores saoûlographes. Il y a là Charles Cros le poète, Alphonse Allais et le tout jeune Willette qui griffonne des Pierrots sur les murs. Mais surtout, c’est ici que Goudeau rencontre un ancien massier des Beaux-arts, Rodolphe Salis. Ce dernier regarde autour de lui, évalue la joie collective et la prodigalité du vieux Laplace qui fait crédit à toute la joyeuse troupe. « Faillite dans l’année », prophétise-t-il. Mais il comprend également le caractère révolutionnaire du cabaret à thème. Quelques mois plus tard, il ouvre le premier Chat noir tout à coté, au 84 bd Rochechouart. Un peu plus tard, Willette et Goudeau rompent avec Salis pour s’en retourner avenue de Trudaine fonder « L’Âne rouge », cabaret concurrent
dirigé par le propre frère de Salis Gabriel. L’ « Âne rouge », c’est le surnom donné par ses ennemis à Rodolphe Salis pour pointer son mauvais caractère. La Grande Pinte, anerougisée puis magyarisé aujourd’hui sous l’enseigne du Paprika, peut donc à bon droit s’enorgueillir d’être le Bethléem de la légende Montmartroise.
Texte de Bihl Laurent, ami & amateur éclairé